Rémy Querbouët et Richard Neuville *
Le 3 Octobre prochain, 135 millions d'électeur-trice-s brésilien-ne-s seront appelé-e-s aux urnes pour le premier tour des élections générales. A cette occasion, ils/elles désigneront à la fois le président de la République, les parlementaires au niveau fédéral et régional (les États) et les gouverneurs des États. Le second tour aura lieu fin Octobre et les prises de fonctions début Janvier. Le Parti des travailleurs (PT), premier parti brésilien, gère actuellement trois Etats sur vingt-sept et compte soixante dix-neuf députés sur cinq cent-treize ainsi que dix sénateurs sur quatre-vingt-un. Élu à la présidence en 2002, Luiz Inácio «Lula» da Silva du PT, a dirigé le pays pendant huit ans en composant des coalitions avec d’autres formations. Selon divers sondages, sa politique obtiendrait l’approbation de 77% des Brésiliens. Il est devenu le président le plus populaire de l’histoire de la République. Si la constitution ne limitait pas le nombre de mandats successifs, il serait probablement réélu très facilement dès le premier tour. Si les autres élections sont particulièrement importantes, c’est surtout l’élection présidentielle qui focalise les attentions car pour une partie de la gauche brésilienne et internationale et nombre d’observateurs le bilan des deux mandats de Lula est sans doute plus contrasté que ne l’indique les sondages et les discours élogieux de la presse économique et internationale.
Trois candidatures à gaucheLa candidate du PT, désignée pour succéder à Lula à la présidence, est Dilma Rousseff, qui est assez peu connue au niveau international et même dans son propre pays. Néanmoins, fort de la popularité de Lula et du soutien qu’il lui apporte, elle devrait devancer, selon les sondages, le principal candidat d'opposition de droite, José Serra (Parti social-démocrate brésilien, PSDB). Elle capitaliserait notamment le succès des programmes d'assistance mis en œuvre depuis 2003. Comme, par exemple, Fome zero, qui a permis à des millions de familles de recevoir jusqu’à 200 réais par mois. Les familles qui subissaient la famine et la misère s’alimentent mieux, les enfants vont davantage à l’école et une certaine dignité humaine a été recouvrée. C’est, ni plus ni moins, une sorte de « révolution ». Le niveau de pauvreté moyen à baissé de 33% à 22% entre 2001 et 2007. L'opposition de droite déstabilisée tente de discréditer, avec grand renfort médiatique, la candidate en rappelant son passé d’ancienne guérillera dans les années 60 et en prétendant que Lula a mené une politique internationale qui indisposerait Washington, du fait des relations entretenues avec Cuba, le Venezuela, voire l’Iran. La droite se rallie ainsi, sans aucune vergogne, au langage des néoconservateurs états-uniens. Mais leurs arguments ne passent pas très bien auprès de la population et reflètent bien le désarroi des élites traditionnelles du pays.
Deux autres candidat-e-s de gauche, bien connu-e-s dans les milieux écologistes et sociaux, seront également en lisse et représenteront le Parti Vert et le Parti Socialisme et Liberté (P-SOL) : Marina Silva (ex ministre de l'environnement de 2003 à 2008), qui a quitté le PT en 2009 pour rejoindre le Parti Vert et, Plínio Soares de Arruda Sampaio, militant de la gauche chrétienne, ardent défenseur de la Théologie de libération, qui a quitté le PT en 2005 suite à son exclusion avec trois autres députés « rebelles » du groupe parlementaire, il est l’un des fondateurs du P-SOL. Dans les deux cas, ces défections sont le produit des grands écarts de Lula qui par exemple tient un discours fort sur l'environnement mais encourage la déforestation de l’Amazonie et qui favorise largement l’expansion de l'agro-business au détriment de l’agriculture paysanne. Tentons de dresser un rapide bilan des politiques menées.
La présidence Lula : Un bilan économique et social pour le moins contrasté
La presse occidentale et les institutions internationales saluent à l’unisson les succès de la politique macroéconomique brésilienne, qui lui a permis de résister à la crise, qui ne l’aura affecté que l’espace d’un semestre. En juin 2009, le Brésil a même consenti un prêt de 10 milliards de dollars au FMI, curieux retournement de l’histoire. Mais le PT a-t-il appliqué le programme dont il était porteur historiquement ? Certes, le parti qui a accédé au pouvoir en 2002 avait déjà réalisé son aggiornamento, renoncé à une partie de son programme de ruptures et donné des signes favorables aux institutions internationales. Pour pouvoir gouverner, il a conclu des alliances avec des forces conservatrices qui se sont traduites par l’absence d’une réforme agraire d’ampleur, une politique environnementale pour le moins contestable, des choix macroéconomiques réduisant la portée des programmes sociaux et de faibles résultats en matière de réduction des inégalités (Delcourt 2010). Alors que l’arrivée du PT découlait de l’accumulation de forces et d’expériences sociales au cours des deux précédentes décennies, les espérances des mouvements sociaux ont fait place aux désillusions (Sader 2010).
Les gouvernements de Lula ont poursuivi la politique de rigueur et d’austérité budgétaire de Cardoso, ils ont entrepris la réforme du régime public des retraites (qui a entraîné l’exclusion des quatre parlementaires et la création du P-SOL, ils ont favorisé la déforestation et la production de soja transgénique à grande échelle, le plan de réforme agraire a été vidé en partie de sa substance et ils n’ont pas adopté des mécanismes de budget participatif. Les privilèges économiques n’ont pas été touchés. Le PT a cédé trop rapidement et trop facilement aux pressions des milieux financiers et a eu peur de se retrouver isolé. Pour Frei Betto, un compagnon du PT de la première heure, le Brésil était pourtant mûr pour des changements plus courageux.
A sa décharge, le PT a été contraint de composer avec des assemblées très fragmentées et des pouvoirs locaux très puissants dans les états fédérés. Traditionnellement, les «caciques» contrôlent les réseaux de pouvoir et de manipulation. Au niveau local, ils s’assurent que les gens votent du «bon côté ». Aux fraudes électorales pratiquées à une grande échelle ont succédé des systèmes plus sophistiqués de financement opaque et de patronage impliquant des institutions, des entreprises, des églises, des groupes sociaux.
Eclaboussé par des scandales de corruption en 2005, le PT est cependant parvenu à remonter la pente en resserrant ses rangs, en se rénovant pour finalement permettre la réélection de Lula en 2006. Au cours du second mandat, si la politique économique a été poursuivie, l’orientation néodéveloppementiste s’est traduite par une augmentation des dépenses publiques rendue possible par l’accroissement des recettes engendrées par les exportations, un renforcement du rôle de l’Etat et une plus grande prise en compte des enjeux sociaux (Delcourt 2010). Les programmes Fome zero et Bolsa família bénéficient dorénavant à 12,5 millions de familles soit un quart de la population brésilienne. Le programme Terrítórios da Cidadania (Territoires de la citoyenneté) a contribué à combler partiellement le retard des régions les plus pauvres du pays. Des programmes d’investissement public dans le logement, les infrastructures sanitaires et éducatives, la mise en place de restaurants populaires, la distribution de repas aux élèves des écoles publiques ont été mis en œuvre. Par contre, le gouvernement brésilien n’a pas renationalisé les entreprises privatisées sous les présidences de Collor et de Cardoso. Il s’est contenté d’interrompre le processus de privatisation pour conserver le contrôle d’entreprises importantes comme Petrobras, Electrobras, Banco do Brasil, etc. Dans une optique « néokeynésienne », il a entrepris l’extension et la construction d’importantes infrastructures dans le cadre d’un plan de relance, cependant contrebalancée par l’adoption de mesures d’inspiration libérale comme le recours aux partenariats public/privé et aux exonérations fiscales pour les entreprises (Delcourt 2010). Quoi qu’il en soit, même s’il reste profondément inégalitaire, le pays se sera profondément transformé au cours des huit années écoulées.
Une puissance « émergée » et une diplomatie active
Pour Dilma Rousseff : « Le pays n’est plus une puissance émergente, mais une puissance émergée », le Brésil pourrait devenir, selon certaines prévisions, la cinquième puissance mondiale (devant la France) en 2014 (Lambert 2010). Parallèlement, le Brésil de Lula s’est affirmé sur la scène internationale en adoptant une politique multilatéraliste. Dès 2003, avec l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, le Brésil a pris la tête d’une coalition de pays du Sud, le G20, pour s’opposer aux pays riches lors des négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún. Tout en ménageant ses relations avec les pays de l’OCDE, il s’est adressé prioritairement aux pays du Sud avec lesquels il a développé de nombreux partenariats commerciaux. En 2005, le Brésil a pesé de tout son poids pour la mise en échec de l’accord de libre-échange des Amériques (ALCA) à Mar del Plata. Il n’a pas pour autant intégré l’Alternative bolivarienne des peuples (ALBA), contraire à ses intérêts économiques et stratégiques. En Amérique latine, la diplomatie brésilienne au sein de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) a été très active et a joué un rôle actif en tant médiatrice dans des conflits comme en Bolivie (2008) ou, plus récemment, entre la Colombie et le Venezuela (2010). Le Brésil n’a pas reconnu le pouvoir putschiste hondurien et l’élection présidentielle qui a suivie en 2009. Cependant la politique extérieure de Lula n’est pas exempte de pouvoir de domination sur ses voisins, comme avec la Bolivie, l’Equateur et le Paraguay. Le Brésil, en tant que puissance économique, a des visées expansionnistes et il est même qualifié par certains observateurs de « sous-empire ». De fait, son influence s’est renforcée au cours de la période en Amérique du Sud et au-delà sur la scène internationale.
Un pays qui demeure profondément inégalitaire
Malgré les résultats en matière économique et sociale, le Brésil demeure, encore aujourd’hui, le pays le plus inégalitaire au monde (1% de la population concentre près de 50% des richesses) (Salama 2009) et, cela constitue un échec en soi. Les quartiers riches des grandes villes font faces aux fameuses favelas (bidonvilles) où s’entassent des millions de pauvres urbains qui ont fui la famine structurelle des campagnes. La brutalité policière, les régimes d’incarcération et disciplinaires, la prolifération de milices privées opérant en dehors de la loi et l’impunité dont bénéficient les détenteurs de l’autorité étatique sont autant de moyens pour contrôler les «classes dangereuses». Les dominants représentent la civilisation, le progrès et la modernité. Les dominés sont des « démunis qu’il faut protéger ou/et discipliner ». Les églises, particulièrement les évangéliques en essor depuis une trentaine d’années répètent un message qui valorise la soumission. Les médias, le plus souvent privés comme le gigantesque réseau Globo, produisent et reproduisent à l’infini un monde de rêves, dans lequel les « bons » triomphent des « méchants », sans jamais en remettre en question les fondements d’une société construite sur la violence et l’expropriation.
Une rupture non consommée entre les mouvements sociaux et le PT
Malgré l’énorme déception et les désillusions, les principaux mouvements sociaux maintiennent leur soutien au PT et appellent la population à voter «contre la droite» et ne se rallient au P-SOL malgré les fortes sollicitations. Le Mouvement des Sans Terre (MST) affirme qu’ : «une victoire de Dilma représenterait une coalition de forces plus favorable aux mouvements sociaux, permettant de lutter pour de nouvelles avancées sociales, y compris au niveau de la réforme agraire». Ces soutiens s’expliquent également par le fait que les gouvernements Lula ont privilégié la concertation à la répression, ce qui constitue en soi un grand changement par rapport aux périodes antérieures. Par ailleurs, un très grand nombre de cadres syndicaux et populaires ont été absorbés par l’appareil de l’État à tous les niveaux. Cette intimité avec le pouvoir a probablement réduit la capacité critique des mouvements sociaux. Frei Betto pense qu’il faut continuer avec le PT, quitte à ce que les mouvements sociaux exercent une plus grande pression sur le pouvoir et à relancer les débats internes dans un parti qui conserve malgré tout une tradition d’ouverture.
La campagne et les perspectives
Le PT n’est pas sûr de rallier le vote de l’ensemble des classes populaires car les programmes sociaux ont principalement bénéficié aux secteurs les plus défavorisés et, dans une moindre mesure, aux classes populaires et moyennes urbaines, notamment les employés du secteur public, les «cols blancs » des entreprises industrielles et de services même si, indirectement, ces dernières ont profité de l'embellie économique générale. Les politiques économiques de Lula ont plus misé sur la consolidation du secteur financier et des services que sur l’industrie et entretenue par une politique fiscale austère et des taux d’intérêts élevés. Le secteur de l’agro business, contrôle par une vingtaine de multinationales et l’oligarchie locale, est devenu le moteur de la croissance économique du pays et les programmes de redistributions des terres sont restés marginaux (Lambert 2010). Le gouvernement post Lula ne bougera probablement pas sur la réforme agraire et laissera certainement peu d’espace aux paysans pauvres. Ce qui ne veut pas dire que des programmes de revitalisation de l’agriculture familiale ne seront pas entrepris. Le MST reste la cible numéro un de l’oligarchie et des classes dominantes, y compris de celles proches du PT. On lui reproche ses pratiques illégales et des actes violents qui servent de prétexte à la droite pour appeler sa criminalisation.
Le projet «arc-en-ciel», nouveau projet stratégique du PT implique l'alliance avec plusieurs formations politiques. L’enjeu serait d’absorber le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB)), le parti fourre-tout des élites locales. Le candidat à la vice-présidence de Dilma est Michel Tener, chef de ce parti qui regroupe les caciques locaux souvent champions du système de magouilles et de patronage qui sévit au niveau local. La fusion entre les deux, PT/PMDB, dans un grand parti de centre-gauche tirerait sans doute le PT «vers le bas», notamment en termes de pratiques de gestion. Déjà en 2005 le PT avait trempé dans le scandale des commissions illégales versées aux parlementaires, achetant des votes en quelque sorte. Le coup avait été dur pour un parti qui s’était toujours réclamé de l’éthique, de la lutte contre la corruption, de la transparence.
De son coté, Marina Silva aujourd’hui candidate du Parti Vert joue sur deux tableaux. D’une part, elle entend capter une partie des mécontents du PT en critiquant le gouvernement dont elle a été partie prenante jusqu’à 2008 et en défendant les intérêts des couches populaires, paysannes et autochtones dont elle est issue. Elle entend attirer un électorat de couches moyennes sensibles aux questions environnementales et susceptible d’être séduit par un discours «éco capitaliste» ou capitaliste vert. Néanmoins, la personnalité originale et sympathique de Marina Silva pourrait lui permettre d’obtenir un bon résultat et d’exercer une certaine influence à l’ avenir.
Le candidat du P-SOL, « Plínio », quant à lui dénonce la «relation populiste d’un autre temps» qui caractérise Lula et le peuple du Brésil. Il s’agit d’opposer un « contre-feux aux trois idées forces de leur consensus : 1. «Tout va bien» 2. «Cela va encore s’améliorer» et 3. «Il n’y a pas d’alternative au capitalisme» par « Cela ne va pas si bien », que « ça ne va pas s’arranger » et qu’il existe «un projet d’un Brésil socialiste » (Amériques latines en luttes 2010). Dans son programme, le P-SOL propose notamment une réforme agraire radicale (la nationalisation de toute propriété de plus de 500 hectares), la nationalisation de l’éducation (largement privée), la création d’emplois publics et la légalisation de l’avortement. Mais « Plínio » ne semble pas en mesure de rééditer le bon score d’Héloisa Helena en 2006 (6,85 %), qui était à l’époque soutenue par le parti communiste brésilien (PCB) et le Parti socialiste des travailleurs unifiés (PSTU). Au sein de la gauche radicale, les divisions demeurent, en témoigne l’échec du processus d’unification de la gauche syndicale en juin dernier.
Enfin, dans l'état du Rio Grande do Sul, qui fut longtemps la région phare du mouvement altermondialiste, le PT espère reconquérir, après deux échecs successifs, le poste de gouverneur. Le candidat sera Tarso Genro, actuel ministre et l’un des pères du budget participatif dans sa capitale, Porto Alegre. Cette victoire pourrait faire renaître la mise en chantier d'expériences autogestionnaires comme ce fut le cas lors du mandat d’Olivio Dutra entre 1998 et 2002 dans cet état.
Rémy Querbouët et Richard Neuville,
membres de la commission internationale des Alternatifs
le 20/09/2010
Pour en savoir plus :
Interview de « Plínio », candidat du P-SOL aux présidentielles brésiliennes en 2010, Bulletin Amériques latines en luttes n°6, été 2010, consultable avec le lien :
Laurent Delcourt, « Le Brésil de Lula : une dynamique de contradictions » et Emir Sader, « L’ « énigme Lula » ou le devenir contradictoire de la gauche brésilienne » in Alternatives Sud, « Le Brésil de Lula : un bilan contrasté », Points de vue du Sud, Centre Tricontinental et Editions Syllepse, 2010.
Renaud Lambert, « Là où le Brésil va… », Le Monde diplomatique, Manière de voir n°113, oct. /nov. 2010. http://www.monde-diplomatique.fr/mav/113/
Marc Saint-Upéry, « Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines », La Découverte, 2009.
Pierre Salama, « Lula a-t-il vraiment fait reculer la pauvreté ? », Alternatives internationales, Hors série, n°7, décembre 2009.
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