La lecture du riche et passionnant ouvrage collectif paru en mai 2010 chez Syllepse, sous le titre « Autogestion hier, aujourd’hui, demain » (Lucien Collonges coord.), inspire quelques réflexions, bien entendu soumises au débat, sur les leçons qu’il faut tirer des expériences autogestionnaires qui se sont succédées dans l’histoire, dans de nombreux pays, et qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux en Amérique Latine.
En effet, ce livre nécessaire passe en revue, plus ou moins longuement, les cas de la Commune de Paris, de l’autogestion catalane de 36, des réquisitions marseillaises de 1944 à 1947, de l’Algérie de Ben Bella de 1962 à 1965, de l’expérience autogestionnaire de la Yougoslavie de 1953 à 1980, des conseils ouvriers de Budapest en 1956, du Printemps de Prague en 1968-69, celui du Chili de Allende de 1970 à 1973, de la Révolution des Œillets au Portugal en 1974, de l’expérience polonaise de Solidarnosc en 1980-1981, pour finir par la commune libre de Oaxaca au Mexique en 2006, et par les expériences actuelles de l’Argentine, du Venezuela, de l’Equateur et de la Bolivie.
Tout d’abord, l’autogestion généralisée n’apparaît pas n’importe quand. Il lui faut en général des conditions bien précises de crise ou de vacance du pouvoir, de délégitimation de l’autorité de l’Etat, ou de celle du patronat (pour faits de collaboration avec l’ennemi par exemple, comme en France au sortir de la seconde guerre mondiale, ou du fait de sa fuite, comme en Argentine), et de situations de grave pénurie ou chaos nécessitant et suscitant l’intervention populaire.
La plupart du temps, l’autogestion généralisée naît d’en-bas, des initiatives spontanées du peuple ; plus rarement, comme en Amérique Latine aujourd’hui ou en Yougoslavie ou encore en Algérie, elle est impulsée par l’Etat.
Elle peut être l’aboutissement de luttes antérieures (c’est le cas de l’expérience de Solidarnosc de 1980 à 1981). Elle peut aussi apparaître du jour au lendemain, comme « des éclairs autogestionnaires ».
Elle peut résulter de la lutte réussie et de la conquête du pouvoir par un mouvement social et par son expression politique, parti ou coalition de partis. Elle peut même dans certains cas passer par les urnes (Evo Morales en Bolivie), mais c’est l’exception.
Dans tous les cas étudiés par cet ouvrage, il apparaît qu’une fois lancé le processus par des éléments du peuple, il se propage à la vitesse de l’éclair, et ne cesse de monter en puissance. Cela prouve, s’il le fallait, que les classes populaires ont la capacité, qui gît en elles et ne demande qu’à se réveiller, de prendre leur destin en mains, de gérer des entreprises, des quartiers, de surmonter les pires difficultés en faisant preuve d’invention et d’efficacité. C’est cette capacité inhérente à l’être humain, et qui dort en chacun de nous, qu’il s’agit de réveiller et de mettre en œuvre, à la faveur du moindre contexte favorable.
Mais l’histoire de ces expériences nous apprend que l’autogestion se heurte à deux ennemis caractérisés : soit elle prend fin sous un coup d’Etat militaire soutenu bien souvent de l’étranger (Chili de Salvador Allende, Printemps de Prague ou Hongrie) ; soit elle est attaquée par l’Etat quand il a été maintenu, par ses composantes non seulement bourgeoises, mais aussi par des partis communistes ou s’en réclamant, en tout cas marxistes-léninistes, qui voient l’autogestion comme un danger car mouvement populaire leur échappant, l’exemple le plus dramatique étant le rôle joué par le Parti Communiste espagnol dans l’écrasement de l’expérience autogestionnaire de la Catalogne.
Il y a une incompatibilité entre l’autogestion généralisée, le pouvoir réel du peuple, et la doctrine des partis communistes ou même trotskystes, qui donne la priorité d’abord à la prise du pouvoir d’Etat par le parti, pour reporter l’autogestion au lendemain de la conquête du pouvoir, et qui la conçoit alors comme directement contrôlée par le parti.
Des dangers guettent aussi l’expérience autogestionnaire populaire, notamment lorsqu’elle ménage le pouvoir d’Etat dans sa composition antérieure et lui fait des concessions, comme ce fut le cas de Salvador Allende. Une autogestion généralisée suppose le renversement du pouvoir d’Etat bourgeois antérieur, et la prise de contrôle de la population sur les instances de direction de la société, en allant du niveau le plus bas au plus haut ; elle suppose donc une forme de planification démocratique et de centralisation, tout en imaginant les modes de contrôle citoyen des décisions. Cela pousse à examiner très attentivement la façon, dans les expériences historiques et actuelles, dont fonctionne le « double pouvoir », celui de la base, et celui de l’Etat. C’est souvent la clé du succès ou de l’échec des processus autogestionnaires, lorsqu’il n’y a pas d’intervention extérieure mettant brutalement fin à l’expérience.
Autre danger : quand l’autogestion est limitée à certains secteurs de la société, par exemple l’économie, ou encore les plus grandes entreprises. Aucun secteur de la société ne devrait échapper au contrôle et à la gestion par les travailleurs et les citoyens. Certes, il peut être intéressant que des entreprises soient récupérées et autogérées par leurs salariés, mais des expériences de ce type n’ont de sens et d’avenir que dans un contexte d’autogestion beaucoup plus large touchant tous les secteurs de la société, y compris le niveau politique.
Certaines expériences autogestionnaires ont été minées de l’intérieur par une insuffisante autonomie laissée aux forces vives de la société et par un contrôle trop étroit du parti, et du pouvoir central, le plus souvent accompagné d’une bureaucratie pesante et inerte et de corruption. Ce fut le cas de la Yougoslavie, où de plus la décentralisation très poussée opérée par Tito a accru les volontés séparatistes des différentes régions ou ethnies.
On a souvent dit que l’autogestion – comme la révolution – ne pouvait réussir dans un seul pays. Et il est vrai que nombre d’expériences autogestionnaires ont eu à affronter un environnement hostile, des guerres ou des tentatives de coup d’Etat orchestrées de l’extérieur.
Il est évident que face à des expériences autogestionnaires généralisée, et réussies, le capitalisme et l’impérialisme se sentent menacés, et n’ont de cesse de mettre fin au processus, par tous les moyens. Sans-doute l’extension de ces expériences à d’autres pays serait-elle un gage de survie, mais de fait, il ne se produit quasiment jamais, tant les bourgeoisies des pays voisins menacées redoublent de vigilance. Et on ne peut non plus en faire une condition de maintien de ces expériences, car nombre d’entre elles ont subsisté plusieurs années, la plus longue étant l’expérience yougoslave, en tenant tête à leurs ennemis extérieurs.
Une grande leçon, positive, que l’on tire de ces expériences est que lorsqu’elles se sont poursuivies un certain temps (expérience catalane, expériences actuelles de la Bolivie, et de l’Equateur et du Venezuela, toutes proportions gradées pour ces deux derniers pays), elles ont entraîné une nette amélioration du sort de la population et une remarquable croissance économique et sociale : forte augmentation des salaires, redistribution des terres agricoles aux paysans, développement de services publics gratuits ou peu coûteux, bonds en avant de la santé et de l’éducation…L’autogestion généralisée a fait ses preuves en matière de progrès social et de réussite économique.
On peut s’interroger, dès lors, sur la quasi-disparition de cette thématique dans l’opinion de gauche, chez les travailleurs, en butte aux licenciements et aux fermetures d’usines, chez les citoyens. Cela s’explique par la faible place donnée à la perspective d’autogestion généralisée dans les programmes des syndicats et des partis politiques se réclamant de la gauche. Au mieux renvoient-ils cette perspective pour l’ « après prise du pouvoir », dans un lendemain à l’horizon indéfini. Or, l’histoire là encore nous montre que toute prise du pouvoir politique sans contrôle des citoyens et auto-organisation par eux-mêmes du fonctionnement de la cité rime rapidement avec confiscation de ce pouvoir aux mains d’une oligarchie bureaucratique, et écrasement des expériences d’auto-organisation. Il ne faut jamais oublier que l’Etat bourgeois ou capitaliste, mais aussi bien marxiste-léniniste dans le cas des pays soviétiques, reste le grand ennemi de l’autogestion. S’il n’est pas mis étroitement à son service, il l’écrase tôt ou tard.
S’il faut se garder de tomber à la lecture de ce livre dans un désabusement mélancolique que pourrait susciter la brièveté de la plupart de ces expériences d’auto-organisation et d’auto-gouvernement populaire, il y a fort à apprendre de leur relecture pour alimenter les réflexions et les propositions des forces de la transformation sociale aujourd’hui. Au premier chef, l’autogestion généralisée ne doit en aucun cas être pensée comme une période post-révolutionnaire éloignée et suspendue à la conquête pure et simple du pouvoir. Bien au contraire, elle doit accompagner et marquer de l’expression de la volonté populaire l’accès au pouvoir politique et son exercice. Mais inversement, l’autogestion sans contrôle de l’appareil d’Etat est vouée à l’échec. C’est cette dialectique subtile qu’il s’agit de mettre en œuvre.
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