M. Colloghan

mercredi 28 avril 2010

Quand l’Etat colombien espionne ses opposants

Hernando Calvo Ospina - La valise diplomatique - mardi 27 avril 2010


Depuis cinq ans, d’influents médias colombiens – entre autres la revue Semana – ont commencé à ébruiter ce que les organisations de défense des droits humains savaient déjà : les hauts responsables du Département administratif de Sécurité (DAS), service de renseignement politique qui dépend directement du président de la République, chargeaient des chefs paramilitaires d’assassiner les opposants. L’un de ces fonctionnaires, M. Rafael García, a reconnu que nombre d’opérations de « guerre sale » menées par le DAS ont été financées grâce à l’argent du trafic de cocaïne. Malgré leur gravité, ces informations, comme tant d’autres, sont restées sans suite dans la rubrique « justice nationale ».



En parallèle, on découvrait que l’ordre d’espionner illégalement des défenseurs des droits humains, des opposants politiques et des journalistes « étiquetés » de gauche partait du Palais présidentiel de Nariño. Ces personnes étant « censées collaborer » avec les « terroristes » de la guérilla, la mise en lumière de ces méthodes a été traitée comme une information banale. Les réactions ont commencé à changer lorsque les médias ont dévoilé que cet espionnage illégal touchait aussi des magistrats de la Cour suprême de justice et des dirigeants des partis traditionnels.


La tension est montée lorsque des fonctionnaires du DAS ont été mis en examen. Le chef suprême du DAS, c’est-à-dire le président Alvaro Uribe, a pris leur défense, proposant même de mettre sa main au feu tant il était convaincu de leur innocence. Peu de temps après, certains d’entre eux – dont l’ancien directeur général de l’institution, M. Jorge Noguera – ont été incarcérés. M. Uribe a alors affirmé que cela ne faisait que servir la « stratégie de déstabilisation » des « terroristes ». A force d’être répétées, ces phrases ont fait office de chantage menaçant.


Ce jusqu’au 15 avril, jour où le très populaire directeur de l’information de RCN-Radio, Juan Gossain, a lu des extraits de quelques pages arrivées jusqu’à lui, et qui font partie des documents trouvés par le Corps technique d’investigation (CTI) de la Fiscalía General de la Nation (sorte de ministère public) lors d’une perquisition dans les locaux du DAS. Il y est prouvé que, depuis 2005, une stratégie globale a été mise sur pied : espionnage, discrédit des organisations non gouvernementales (ONG) et des opposants – en particulier le Front social et politique (centre-gauche) et la sénatrice Piedad Córdoba (centre-gauche elle aussi) –, programmation d’attentats terroristes qui, ensuite, auraient été attribués aux organisations de guérilla.


Toute cette information se trouve dans des dossiers portant le nom d’opérations : « Amazonas », « Transmilenio », « Bahia », « Halloween », « Arauca », « Intercambio », « Risaralda », « Internet » et « Europa ». Dans leur contenu figurent les méthodes suivantes : « Désinformer la population favorable aux détracteurs du gouvernement » ; « Créer des divisions à l’intérieur des mouvements d’opposition » ; « Empêcher la concrétisation de manifestations convoquées par l’opposition » ; « Neutraliser les actions déstabilisatrices des ONG en Colombie et dans le monde » ; « Stratégies : discrédit et sabotage. Action : alliance avec services de renseignement étrangers, communiqués et dénonciations sur des sites Internet, guerre juridique » ; « Utilisation des médias, des enquêtes d’opinion (…) des chats » ; « Sabotage : terrorisme, explosifs, incendies, service public, technologique. Pression : menaces et chantage.


Après avoir lu ce qui précède, le journaliste en colère a déclaré : « Nous, Colombiens, avons le droit de savoir qui a essayé de transformer le pays en un Etat de policiers et de terroristes d’Etat. (...) Qui a conçu le plan macabre consistant à persécuter les opposants, réels ou imaginaires, comme s’ils étaient des délinquants ? Qui est derrière cela ? Trois détectives du DAS ? Ne me faites pas rire ! (…) Nous voulons savoir si le DAS est une institution respectable de l’Etat ou un repaire de bandits. Il n’y a que les bandits pour agir ainsi : persécuter les autres, poser des bombes pour faire croire que c’est l’œuvre de l’opposition... (…) (1) "

Le 20 avril, c’est RCN-TV qui fait d’autres révélations : les activités du DAS ont dépassé les frontières de la Colombie. « Les actions de surveillance apparemment illégales que le DAS a exercées à l’étranger sur ceux que le gouvernement considérait comme des ennemis ou des opposants du gouvernement ont été inscrites dans un dossier nommé “Europe ” (…) ». L’Opération Europe a eu comme objectif de neutraliser l’influence du système juridique européen, de la Commission des droits humains du Parlement européen, du Bureau du Haut-commissariat aux droits humains de l’Organisation des Nations unies (ONU) et des gouvernements nationaux. Unique stratégie : discréditer ces organismes en lançant des communiqués et des dénonciations sur Internet et en menant une guerre juridique contre eux.


Des séminaires, des forums et des ateliers organisés par différentes ONG ont donné lieu à des rapports confidentiels et à la constitution d’un « album photographique et clinique » de ceux qui y assistaient. « L’album clinique » est le nom donné depuis les années 1950 par la Central Intelligence Agency (CIA) à l’étude psychiatrique personnelle (Psychiatric Personality Study, PPS) de ceux qu’elle considère comme des « ennemis ». Il comprend des rapports d’enquête de psychologues, de psychiatres, de journalistes, etc., sur la personnalité présumée et le comportement du sujet étudié, depuis son enfance, y compris ses éventuelles maladies et même ses « goûts » sexuels. Les « études » sont menées à partir de l’analyse des conférences, écrits et autres activités réalisées par le sujet étudié (2).


« Dans les archives du DAS récupérées par le CTI, a révélé RCN-TV, figurent, par exemple, les copies des passeports et les CV de citoyens européens, centraméricains et sud-américains ayant visité la Colombie ou ayant participé à ces événements. (…) Le DAS a envoyé en Europe son fonctionnaire German Villalba qui a installé, dans différentes capitales de ce continent, un bureau satellite d’où il dirigeait un groupe chargé de la surveillance ; [celle-ci inclut] des enregistrements vidéo et audio, des photographies et un registre de déplacements des personnes visées, pour la plupart des Colombiens résidant ou en visite dans des pays comme la Suisse, la France et l’Espagne, et auxquels le DAS a collé l’étiquette d’“adversaires de l’actuel gouvernement colombien”, et d’“agitateurs contre Uribe en tournée”. »

Par ailleurs, « la découverte d’un dossier nommé “Parlement européen” dans lequel étaient cités les noms des parlementaires européens sympathisants du gouvernement colombien, et ceux des non sympathisants, a attiré l’attention des enquêteurs (…). »


Après avoir écouté les déclarations de quelques fonctionnaires devant la Fiscalía, M. Cesar Julio Valencia Copete, ancien président de la Cour suprême de justice, s’est dit, sur RCN-TV, « horrifié » de constater que le palais présidentiel « était non seulement le destinataire des informations liées à ces surveillances illégales, mais aussi celui qui dirigeait et manipulait ces surveillances, ou chuzadas comme on les a surnommées ».

Le président Uribe s’est contenté d’affirmer qu’il ignorait tout de cette affaire. Reste une question : que savent de tout cela les autorités des pays européens concernés ?


Hernando Calvo Ospina

(1) http://www.rcnradio.com/node/22862
(2) Pour en savoir plus, lire Gordon Thomas, Las armas secretas de la CIA, Ediciones B, Barcelone, 2007.

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