M. Colloghan

mardi 9 mars 2010

En Argentine, l’utopie coopérative résiste au temps

Par Claude-Marie Vadrot
Article publié le lundi 01 mars 2010 par Médiapart


Dans les années 2000, de nombreux militants et personnages politiques français ? dont Ségolène Royal ?, plus ou moins discrètement, se sont précipités en Argentine pour voir s’ils pouvaient s’inspirer des milliers d’expériences de coopératives qui se sont multipliées dans le pays, principalement dans la région de Buenos Aires, après la crise économique. Celles qui administrent des entreprises abandonnées par leurs propriétaires ou bien ? récupérées ? après les nombreuses faillites ; ou encore celles qui se sont donné pour objectif de créer de nouveaux emplois en fédérant des activités individuelles, commerciales, industrielles ou artisanales. Parmi ces dernières, les coopératives de cartoneros, les récupérateurs cherchant dans les sacs-poubelles abandonnés de quoi revendre à des sociétés de recyclage : du carton ? d’où ce nom générique ?, du plastique ou du métal. Activités qui perdurent et se traduisent par la présence, une fois ces chiffonniers passés nuitamment, de sacs éventrés jonchant les trottoirs et les chaussées. De quoi exaspérer les services sanitaires et les habitants de Buenos Aires. De quoi aussi provoquer de véritables batailles rangées entre ces hommes, ces femmes et ses enfants se disputant le contrôle et l’exploitation de quelques rues.


Pour moitié au moins, petites et grandes coopératives ont disparu. Pour des raisons économiques parfois ou parce que l’organisation collective du travail et de la répartition des salaires résiste mal aux intérêts particuliers et aux rivalités. Pepe, ancien agent immobilier mis à la rue par la crise et aujourd’hui président élu d’une petite coopérative du quartier de San Telmo, un quartier à la fois populaire et touristique en pleine rénovation, raconte le mal qu’il a eu à fédérer depuis 2003 une vingtaine de récupérateurs de plastique et de métal : «Pas facile de faire accepter à un petit groupe que certains membres travaillent un peu moins que les autres. Il faut convaincre et non pas virer les moins actifs, les persuader que chacun a son rythme, qu’il est impossible de faire un lien entre les petits salaires versés et le taux d’activité ou le respect des horaires. Il faut expliquer qu’un groupe d’individus ne peut se mettre à l’unisson que lentement, qu’un groupe ne peut pas se conduire comme un patron. Il a fallu aussi négocier avec des cartoneros farouchement individualistes ou avec des petites bandes le partage des rues. Il y a eu des batailles et nous avons perdu une dizaine de personnes qui se sont découragées ou n’ont pas voulu accepter une certaine discipline. J’en ai bavé et j’ai démissionné deux fois. Mais comme mon remplaçant était encore plus intransigeant que moi, les copains m’ont demandé de revenir.»

Une économie sans monnaie
Pour Ruben Ravera, l’homme qui a inventé avec des amis l’économie organisée du troc, avec distribution d’équivalence en bons, dans les années 1990 et a mis son système au service de centaines de milliers de Porteños pendant la crise «en sauvant probablement des milliers de vie» , explique-t-il, le mouvement des coopératives souffre d’un autre défaut majeur : «Beaucoup sont financées par le pouvoir ou par des partis politiques qui se constituent ainsi une clientèle pour les élections dans les quartiers populaires. Si ces subventions disparaissaient, ne subsisteraient que les coopératives fonctionnant avec des gens convaincus qu’ils se mettent hors du système économique et surtout idéologique. Sinon, ce qui les lie n’est pas assez solide pour qu’elles trouvent un équilibre économique viable à long terme. Surtout, leurs membres ne savent pas remplacer un patron par une réflexion collective. Et les coopératives qui se sont lancées dans des secteurs concurrentiels ont eu beaucoup de difficultés car les chambres de commerce et les organisations patronales les ont accusées de concurrence déloyale
Ruben, par ailleurs directeur d’un musée, en sait quelque chose car son système de troc, qui bannit les échanges du moindre peso en codifiant des échanges de marchandises ou de services et en émettant des bons, est encore contesté par les acteurs économiques :
«On nous a criminalisés, on a déclenché des poursuites contre notre association, on a voulu nous faire disparaître parce qu’en supprimant les échanges monétaires nous donnons un mauvais exemple. Mais nous avons gagné tous les procès. On nous combat parce que nous ne rapportons de clientèle électorale à aucun parti. L’alerte a été rude mais nous touchons actuellement environ 300.000 personnes et nous venons de former une centaine de coordinateurs qui ont appris à déjouer tous les pièges ; car dans un système capitaliste, tout système alternatif est fragile. Nous constituons une sorte de coopérative informelle qui veut continuer à envahir tous les petits secteurs que le système ne juge pas rentables. Bientôt, une grande librairie de Buenos Aires, dirigée par un ami membre de notre groupe, Roberto Tasa, va accepter nos bons d’échange pour se procurer des livres. Nous avons sauvé un grand café restaurant et nous en sauverons d’autres. Il ne faut pas craindre le commerce, mais l’utiliser, l’apprivoiser. Notre objectif est de diminuer l’état critique de nécessité comme les ambassadeurs étaient autrefois destinés à éviter les guerres
Depuis deux ou trois ans, Ruben et ses amis, tous bénévoles, incluent dans le système les échanges à partir des jardins potagers qui retrouvent progressivement les faveurs des habitants de la banlieue de Buenos Aires, notamment dans la région de Tigre et dans le delta du Parana qui précède le Rio de Mar de Plata.
Dans l’essor des coopératives, le visiteur découvre à la fois le pire, le meilleur et le discutable. Qu’il s’agisse des plus grandes comme la coopérative de céramique Zanon (300.000 mètres carrés par an) du sud à 2.000 kilomètres de la capitale, du bel hôtel géré collectivement dans le centre de Buenos Aires ou de minuscules initiatives qui font vivre quelques personnes dans les quartiers populaires sur les ordures des beaux quartiers.

Escale à l’hôtel Bauen qui emploie 154 personnes dans un établissement trois étoiles récupéré fin 2003 après la faillite et la fuite du propriétaire. Le Bauen est géré collectivement et a atteint depuis quatre ans un équilibre financier qui lui a permis d’embaucher. Pablo qui, après avoir été le président de la coopérative pendant six ans, s’occupe désormais du rez-de-chaussée et de l’accueil, explique fièrement qu’en 2001, il y avait 75 salariés :
«Il n’était resté que 24 personnes pour veiller sur les lieux, pour réaliser le rêve coopératif. Nous sommes un mauvais exemple de réussite et personne ne nous aide. Le gouvernement a tenté de nous faire fermer plusieurs fois pour des raisons de sécurité, nous avons résisté et gagné. Bien sûr, nous sommes probablement trop nombreux, nous ne travaillons pas tous au même rythme, mais on s’en sort. Nous nous réunissons tous les quinze jours en assemblée générale pour résoudre les problèmes et cela se passe plutôt bien. Mais c’est une bataille, une lutte contre les autres et contre nous-mêmes, qui ne finit jamais.»
Massat, 18 ans, embauché il y a quelques mois, trouve l’ambiance bonne et, comme la réceptionniste Isabel, il apprécie de pouvoir essayer tous les boulots de l’hôtel. Elle est membre de la coopérative et Massat, si tout se passe bien, le sera également au terme de ses six mois de stage, admission qui sera décidée en assemblée générale :
«J’ai confiance, ça va marcher, je crois que je m’en sors bien, qu’il s’agisse de préparer les chambres ou de la réception
Même satisfaction pour le chef cuistot, Adrian, en train d’éplucher des légumes avec son adjoint : «Je suis arrivé il y a quatre ans, j’apprends tous les jours et surtout, personne ne me met la pression et les clients du restaurant sont contents.» Comme Pablo, il est fier qu’au moins la moitié de la clientèle fréquente l’hôtel pour découvrir leur «expérience de coopérateurs heureux de ne pas avoir de patron et de se battre pour obtenir une quatrième et peut-être une cinquième étoile

Cette coopérative travaille le livre.
Dans le quartier de la Boca, Myriam, ancienne chiffonnière, Lina, Carolina, Emilia et cinq autres travaillent dans une petite coopérative qui imprime et décore les couvertures de livres découpées dans des cartons récupérés. Myriam commente : «Nous sommes connus de tout le quartier et, en plus, nous apprenons aux enfants à mieuxlire. Nous vendons nos bouquins 5 pesos, soit directement, ce qui nous permet de connaître nos clients, soit dans des librairies et nous gagnons en moyenne chacun entre 200 et 300 pesos par semaine.» Ce qui les situe au-dessus du salaire moyen des habitants de Buenos Aires. Grâce aux auteurs qui abandonnent leurs droits : la seule aide qu’ils revendiquent, assurant ne pas recevoir un sou du gouvernement. Et alors que les cartoneros touchent en moyenne 0,40 peso le kilo de carton, la coopérative les paient trop fois plus à condition que les emballages ne soient pas mouillés et de bonne qualité pour qu’ils puissent les peindre. Ce qui en fait, à chaque fois, des exemplaires uniques. Pour eux, dans un quartier en proie au chômage, l’expérience est positive. Non loin, à SanTelmo, des coopératives s’occupent de faire face à la demande
touristique artisanale : presque toutes bénéficient d’une aide municipale et trop nombreuses sont celles qui ont dérapé et vendent da la pacotille asiatique...

Face aux dérives, il faut mentionner les grandes coopératives de récupération, comme la coopérative El Ceibo , dans le quartier difficile de Matanza, que dirige Cristina Lescano qui trie et vend pour recyclage le contenu des poubelles. Une soixantaine de salariés travaillent dans un centre construit par la ville et qui gagnent entre 300 et 400 euros par mois, ce qui les situe au-delà du seuil de pauvreté. Il y en a d’autres dans ce quartier ou dans la Villa 31,
l’immense bidonville de 70.000 personnes qui jouxte les lignes de chemin de fer et les voies express, en plein coeur de la ville.
Toutes doivent composer avec des exigences sanitaires grandissantes, avec le rejet de plus en plus net d’une classe moyenne qui veut oublier la tragédie économique de 2001 qui avait inventé de nouvelles solidarités, même si certains de ses membres n’ont pas quitté la rue ou les quartiers pauvres où les avait jetés la faillite du pays.
Malgré les difficultés et en dépit du retour à l’ordre économique, social et politique, les coopératives d’Argentine résistent à l’usure. Peut-être parce qu’elles représentent aussi un moyen commode de lutter contre le chômage qui atteint jusqu’à 20 % de
la population active dans certaines provinces.

1 commentaire:

  1. Très intéressant mais l'article ne dit pas , pour l'hôtel de Buenos Aires par exemple ,si les salariés sont payés en "bons" ou en monnaie locale, ni les fournisseurs etc.
    Les clients eux payent bien en dollars alors, certainement plus difficile que la petite coopérative de quartier basée sur le troc, comment articuler de façon pérenne les deux économies entre elles. Le véritable défi qui permettrait peut être de basculer vers une autre économie ne réside pas ailleurs.
    Des suggestions ?

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