Depuis 2002, Andrés Ruggeri dirige un programme
d’extension universitaire[1]
et de recherche à la faculté de philosophie et de lettres de l’université de
Buenos Aires. Il est spécialisé dans les processus d’autogestion, en particulier
les entreprises récupérées par les travailleurs (ERT). Il est anthropologue
social et, dans le cadre du programme[2],
il a dirigé quatre « relevés » (enquêtes nationales) des entreprises
récupérées en Argentine[3].
Il a initié l’organisation de quatre rencontres internationales appelées
« L’Economie des travailleurs » dont l’objectif est de tenter
d’articuler au niveau international la théorie des chercheurs et intellectuels
avec la pratique autogestionnaire et les luttes des travailleurs, même si elles
restent encore un espace influencé par l’expérience argentine des ERT[4].
Il a publié plusieurs livres et articles sur le sujet[5].
Pourriez-vous nous présenter l’ampleur du
phénomène de récupérations des entreprises par les travailleurs en Argentine,
son origine et son évolution ?
Andrés Ruggeri : Dans notre travail, nous avons défini l’entreprise
récupérée comme le processus dans lequel une entreprise capitaliste, structurée
de forme traditionnelle, généralement abandonnée ou fermée par ses
propriétaires, se transforme en entreprise collective sous des formes
autogestionnaires. Les raisons qui génèrent ce processus peuvent être diverses.
Mais généralement, c’est l’abandon par le patron, parfois motivé par la crise
économique ou qui s’inscrit dans une stratégie de recherche d’accumulation de
capital. Elle consiste à abandonner une entreprise qui ne lui permet pas de
réaliser des profits substantiels et qui le conduise à privilégier
l’investissement financier. Dans d’autres, il s’agit de réaliser une transformation
technologique permettant la réduction de personnel et que plutôt de la réaliser,
les patrons préfèrent se séparer des travailleurs sans payer les indemnités par
le moyen d’une faillite frauduleuse. Toutes ces situations sont généralement des
conséquences de la politique économique néolibérale, bien qu’elles soient
courantes dans le capitalisme en tant que système. Cette situation est très
différente de celles que les travailleurs ont l’habitude d’affronter dans
l’organisation et l’expérience syndicale, dans laquelle ils luttent contre le
capitaliste pour les salaires et les conditions de travail, alors que le
capitaliste n’essaie pas nécessairement d’accroître sa plus-value sinon qu’il
se désintéresse de la relation salariale. Face à cela, les travailleurs
développent une stratégie d’occupation des établissements dans la perspective
de constituer des coopératives ou par le moyen d’autres formes d’organisation
autogérée.
Le slogan « occuper, résister, produire »
que le Mouvement national des entreprises récupérées (MNER) emprunté au
mouvement des sans-terres brésilien, synthétise les étapes les plus fréquentes
du processus, bien qu’elles ne soient pas nécessairement chronologiques. La
« prise »[6]
ou l’occupation a comme première finalité de protéger les installations et les
machines du démantèlement qui empêcherait la poursuite de la production et elle
se fait généralement sous l’argument légal de conserver leurs postes de
travail. Si la législation est très peu favorable, l’expérience a fourni des
outils de défense légale aux travailleurs, qui essaient de profiter des zones
grises de la loi, conçue pour la défense de la propriété privée plutôt que
celle du droit au travail, pour pouvoir affronter et arrêter la fermeture de
l’usine ou l’évacuation. La résistance est la phase qui suit l’occupation quand
il y a une menace d’expulsion de la part des autorités judiciaires ou, y
compris, quand elle se produit. C’est la période cruciale où le collectif de travailleurs
doit rester uni et forger de cette manière les mécanismes de prise de décision
et de répartition des responsabilités qui seront par la suite fondamentales.
Enfin, la production est l’objectif final du processus, quand la coopérative
est constituée et en possession des installations. Comme nous l’indiquions
précédemment, ces phases ne sont pas toujours consécutives, il existe des cas
où les travailleurs n’ont jamais abandonné ou n’ont pas été contraints
d’occuper leur entreprise et poursuivent la production sans interruption, elles
ne sont toutefois pas majoritaires. En général, il y a un conflit important et
traumatisant qui fait que des travailleurs qui pensent avoir d’autres
opportunités de trouver un autre emploi s’en vont, ce sont généralement les
personnels administratifs, hiérarchiques et techniques, le plus souvent en
solidarité avec la position patronale.
Selon les chiffres de la dernière enquête nationale
réalisée par notre équipe, il y avait 205 ERT en Argentine, employant un peu
moins de 10 000 travailleurs-ses[7]. Depuis,
de nombreuses entreprises ont été récupérées ou sont en conflit, portant le
chiffre à quelque chose comme plus de 310 et la quantité de travailleurs à
13 500. Cela signifie, notamment, que le processus de récupération
d’entreprises par les travailleurs en Argentine est loin de s’enliser ou de s’épuiser.
Au contraire, c’est un phénomène qui reste vivant et s’accroît en tant que
réponse de la classe ouvrière face à l’abandon d’usines et d’entreprises
diverses par les capitalistes.
Ces expériences contribuent t’elles
réellement à instaurer de nouvelles formes d’organisation du travail et de
nouveaux relations sociales dans l’entreprise ?
AR : Face à l’absence du patron, la nécessité de
l’organisation collective émerge. La majorité des ERT se structure en
coopératives de production, qui est la forme légale la plus adéquate pour
pouvoir fonctionner dans le marché, mais elles le font sous des formes beaucoup
plus démocratiques que les coopératives classiques, avec la prééminence absolue
de l’assemblée des travailleurs en tant qu’organisme délibératif et exécutif de
la politique de l’entreprise. En ce sens, l’appropriation individuelle de la
production collective cesse d’être le facteur clé de l’entreprise.
L’accumulation de capital à travers l’exploitation de la force de travail des
travailleurs, à la recherche du profit maximum, cesse d’être l’objectif
essentiel et de l’unité économique, elle est remplacée par la sauvegarde et la
création d’emplois. C’est un changement fondamental. Mais, par ailleurs, ce
changement interne dans sa logique de fonctionnement et d’objectifs doit
s’inscrire dans les marges étroites du fonctionnement du marché capitaliste,
qui impose ces conditions. La contradiction entre ces deux logiques est le
grand problème de l’autogestion dans le cadre du capitalisme, aussi bien pour
les ERT argentines que pour les autres expériences dans le pays et dans le
monde.
En même temps, au-delà de la démocratisation de la
structure de prise de décisions et d’autres changements (souvent obligatoires)
comme la rotation des postes de travail et la collégialité de la direction,
c’est beaucoup plus difficile de trouver des altérations dans les processus de
travail, en général conditionnés par les machines et les installations
existantes, mais aussi par la formation et l’histoire des travailleurs. C’est
ici que l’on relève plus le caractère forcément isolé que continuent à avoir
ces expériences.
Quelles sont les avancées et les
difficultés de ces expériences d’autogestion dans votre pays ?
AR : Les difficultés sont nombreuses, entre l’état initial
de l’usine ou de l’entreprise et le moment du redémarrage de la production, ce
qui signifie souvent des machines manquantes, ou en mauvais état de maintenance
et obsolètes, mais la plus importante est l’absence de capital pour l’achat des
matières premières et le réglage des machines, etc. C’est pour cette raison que
les premiers temps sont très difficiles et les travailleurs doivent souvent travailler
en ne percevant que de très maigres salaires, parfois juste de subsistance
jusqu’à pouvoir recapitaliser ou améliorer le niveau d’activité de l’entreprise
pour pouvoir augmenter leurs salaires. Cette situation implique fréquemment la
nécessité de recourir au travail à façon, qui consiste à vendre le « service »
de la production à un entrepreneur externe qui fournit les matières premières,
paie le prix convenu pour le produit fini, distribue et vend à l’extérieur.
Mais le principal problème est qu’en adoptant une forme d’organisation
collective qui se passe du patron et dans certains cas de tout type de
hiérarchie interne, le travailleur -qui toute sa vie a été salarié- doit se
transformer en travailleur autogéré, se transformer en collectif de gestion qui
ne remplace pas seulement le patron, mais en le faisant de forme socialisée.
La récupération des entreprises par les
travailleurs vous parait-elle un processus viable et constitue t’elle une des
réponses à la crise du capitalisme et contribue t’elle à un projet
d’émancipation ?
AR : Le fait que la récupération
d’entreprises par les travailleurs soit un processus viable est démontré par
les faits et pas seulement en Argentine. Il est également évident qu’il s’agit
d’une réponse possible et croissante face à une des conséquences les plus
préjudiciables pour les travailleurs qu’est la fermeture des outils de travail
et le chômage structurel de l’actuelle crise capitaliste. En même temps, ce
phénomène est lié intrinsèquement à l'évolution mondiale du capitalisme
responsable de la formation d’une classe ouvrière de plus en plus précaire et
dotée de moins en moins de droits, au fur et à mesure du démantèlement des
vieilles conquêtes du mouvement ouvrier. La récupération d’entreprises par les
travailleurs se trouve à la croisée des chemins entre ces deux processus, la
défense des droits du travail et la résistance à la précarisation. Mais, avec
la vertu de générer en même temps une nouvelle logique économique, celle de
l’autogestion. Sans affirmer nécessairement qu’un nouveau processus
émancipateur émerge de ces expériences, elles donnent assurément une piste pour
la formulation ou la reformulation de ce projet.
En tant qu’universitaire, vous menez un
travail de recherche sur ce processus, pourriez-vous expliquer la
méthodologie utilisée ?
AR : La raison d’être du programme « Faculté
ouverte », c’est d’être un programme qui ne se limite pas à la recherche
sinon qu’il cherche fondamentalement à appuyer et renforcer les processus. Nous
faisons en sorte que toutes les initiatives aient un sens correspondant aux
besoins du mouvement des travailleurs, et en même temps qu’ils dépassent les
conditionnements liés à la conjoncture dans laquelle chaque lutte et processus
se trouve insérés. C’est pour cette raison qu’en plus des enquêtes et d’autres
recherches plus connues, l’important pour nous est d’avoir un lien permanent et
de confiance mutuelle avec les protagonistes de l’autogestion, aussi bien pour
contribuer à son développement que pour envisager des discussions plus
globales, y compris au niveau théorique, comme nous le proposons dans le cadre les
rencontres de « L’économie des travailleurs ».
La méthodologie de recherche n’est pas éloignée de ce
travail d’articulation parce que les objectifs posés sont toujours en
consonance avec le but de renforcer les processus d’autogestion, sans pour
autant abandonner la capacité critique. Dans le cas des relevés, nous
respectons toujours la volonté des travailleurs pour l’information qu’ils
veulent donner et ce que nous essayons de faire est une systématisation de leur
connaissance pour pouvoir ordonner et systématiser les différents aspects, organiser
et clarifier les demandes et mettre à la portée de tous un matériel pour
discuter les problèmes et les orientations du mouvement. Mais en même temps, il
s’agit d’un matériau de qualité scientifique pour les chercheurs et pour ceux
qui décident des politiques publiques, qui a notamment permis un suivi du
processus sur les 12 dernières années, un travail qui ces derniers temps a
démontré sa compatibilité avec des recherches similaires dans d’autres pays,
comme au Brésil.
Propos recueillis, traduits et annotés par
Richard Neuville*
Entretien réalisé pour la revue ContreTemps et publié dans le n°22 - Eté 2014 - p.109-113.
*
Membre de l’association pour
l’autogestion et du collectif Lucien Collonges qui a coordonné
« Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Ed. Syllepse, 2010.
[1] Département
qui s’occupe des activités extra-universitaires et des relations avec la
communauté au sein de l’université argentine.
[2] Ce programme est actuellement remis en cause par les
nouvelles autorités de la faculté de philosophie et de lettre.
[3] Consultables sur le site Programa Facultad
Abierta : http://www.recuperadasdoc.com.ar et
des synthèses en français sur le site de l’association pour l’autogestion des
synthèses, Richard Neuville « Les entreprises récupérées par les
travailleurs en Argentine » :
[4]
Les deux premières éditions ont eu lieu en 2007
et 2009 à Buenos Aires, la troisième s’est réalisée à Mexico en 2011 et la
quatrième édition a eu lieu à Paraiba au Brésil en juillet 2013. C’est dans
cette dernière ville qu’il a été décidé d’organisé des rencontres régionales
entre deux rencontres internationales, dont la première s’est tenue les 31
janvier et 1er février 2014 à Gémenos.
[5] Citons notamment : « Las empresas
recuperadas en la Argentina :
Informe del tercer relevamiento de empresas recuperadas por sus
trabajadores », Ediciones de la cooperativa Chilavert, 2010.
« Las empresas
recuperadas : Autogestión obrera en Argentina y América Latina »,
Editorial de la Facultad
de filosofia y Letras – Universidad de Buenos Aires, 2012.
[6] Le terme « toma » (la prise) est utilisé
en référence à la grève générale de mai-juin 1964, au cours de laquelle 3
millions d‟ouvriers avaient occupé
4000 entreprises et avaient commencé à organiser la production eux-mêmes.
[7] La dernière enquête a été réalisée entre septembre
2009 et mars 2010.
Voir également les
articles de Richard Neuville :
« Eléments saillants
du IVe relevé des entreprises récupérées en Argentine » :
« Plus de 60
entreprises récupérées ces trois dernières années en Argentine » :
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