Par Joris Leverink – le 4 juin 2014
A la
veille du premier anniversaire du soulèvement du Parc Gezi, un petit groupe
d’ouvriers du textile explore une alternative radicale : occuper,
résister, produire !
Diren !
Kazova, lit-on sur la pancarte
fixée au-dessus de l’entrée d’un petit centre commercial et culturel dans le
quartier animé de Sisli à Istanbul. A l’intérieur, le sol est pavé, donnant au
visiteur l’impression d’arriver dans un marché de rue. Des slogans comme « 1er
Mai ! », « Kazova résiste ! » et « Vive
la Révolution ! » sont écrits sur les pavés partout dans la
pièce. Aux murs sont accrochées des tringles où sont accrochés des pulls, des
centaines de pulls. À première vue, on dirait des pulls ordinaires. Jusqu’à ce
que l’on apprenne l’histoire qu’il y a derrière eux. Et, soudain, les pulls se
transforment en symboles de résistance, en signes de défi et en un espoir
matérialisé d’une société plus égalitaire, d’une économie plus juste – et, oui,
même d’un monde meilleur.
L’histoire
commence il y a plus d’un an, au cours de la dernière semaine de janvier 2013. A cette époque, les
ouvriers de l’usine de textile Kazova sont mis en congé pour une semaine par
leurs patrons, les frères Ümit et Umut Somuncu, sans avoir reçu leurs salaires
ni d’ailleurs les heures supplémentaires prestées pendant les derniers mois.
Les frères Somuncu leur ont dit que, à leur retour à l’usine une semaine plus
tard, ils recevraient leur salaire et les arriérés. Mais, à la place, ils sont
accueillis par un avocat de la société qui les informe que tous les 95
travailleurs ont été collectivement licenciés en raison de leur "absence
non justifiée" pendant trois jours consécutifs. Les patrons ont disparu
pendant la nuit, emportant avec eux 100.000 chandails, 40 tonnes de fil et tous
les objets de valeur. Ils ont saboté les machines qu’ils ne pouvaient pas
apporter avec eux, laissant les travailleurs les mains vides, sans leurs
salaires et sans leurs moyens de production.
Certains
travailleurs avaient passé des années, voire des décennies, à l’usine, et
maintenant tout d’un coup, d’un jour à l’autre, ils se retrouvent sans emploi,
sans revenu et sans aucun droit, sans même la possibilité de traîner leurs
patrons criminels en justice. "En Turquie, la loi n’est pas conçue en
faveur du travailleur", affirme Nihat Özbey, l’un des employés de
Kazova, quand je parle avec lui dans leur boutique. "Donc, sans
utilisation de la force, nous n’aurions jamais obtenu ce que nous
voulions."
Dans cet
esprit, les travailleurs font la seule chose sensée qu’ils peuvent faire :
ils résistent. Leur résistance commence sous la forme de marches de protestation
hebdomadaires allant de la place centrale du quartier jusqu’à l’usine. Mais,
dès qu’ils apprennent qu’en leur absence, les anciens dirigeants de l’usine
continuent de voler tout ce qui a un peu de valeur dans l’usine, les
travailleurs décident d’occuper leur ancien lieu de travail. "Le 28
avril, nous avons planté notre tente en face de l’usine", raconte
Bülent Ünal, un des travailleurs de Kazova : "A partir de là,
notre résistance est devenue la résistance de la tente."
Résistance et de solidarité
Dans les
semaines qui suivent, les travailleurs sont attaqués par des voyous engagés par
leurs anciens employeurs, accusés de vol par ceux-ci, frappés et arrosés de gaz
lacrymogènes par la police quand ils organisent une manifestation le 1er mai,
mais rien de tout cela ne parvient à briser leur détermination à lutter pour ce
qui leur revient de droit. Le 30 juin, enhardis par le soulèvement de Gezi, les
travailleurs vont de l’avant dans leur occupation de l’usine.
Tout d’abord,
ils essayent de vendre les machines restantes dans l’usine, mais bientôt ils
sont à nouveau attaqués par la police. Lorsque quatre de leurs camarades sont
placés en détention, les huit autres travailleurs qui sont impliqués dans la
résistance organisent une grève de la faim pour protester contre ce traitement
par les autorités, qui les considèrent comme des criminels et leurs anciens
patrons comme des victimes. "Le patron qui volait notre travail et
emportait les machines, ce n’était pas un crime. Mais nous qui essayions
d’obtenir une fraction de ce qui nous est du, c’était un crime",
déclare Ünal. "Les policiers sont venus à l’usine suite à des plaintes
déposée par les patrons [...]. Encore une fois, des enquêtes ont été
menées sur nous ; à nouveau, nous étions les accusés. Personne ne disait
un mot à propos des patrons ".
Les
travailleurs comprennent très bien que tout est contre eux et que leur
résistance rencontrera la violence et les tentatives des pouvoirs en place pour
saboter les efforts qu’ils font pour refaire fonctionner leur usine de manière
indépendante. Néanmoins, inspirés et renforcés par l’élan de solidarité qu’ils
ont reçu de la part de leurs voisins, de leurs collègues et camarades à travers
la ville et dans tout le pays, les travailleurs décident de rouvrir l’usine Kazova.
Ils reprennent la production en utilisant la vieille machine que leurs patrons
avaient laissé derrière eux et les quelques matières premières que ceux-ci
avaient négligées d’emporter lors du pillage de l’usine.
Le premier lot
de pulls qui sont produits sous le contrôle des travailleurs est envoyé aux
femmes et aux enfants prisonniers qui leur ont écrit des lettres de soutien au
cours de leur lutte. Les pulls restants sont vendus au café du Kolektif 26A à
Taksim et dans les nombreux forums Gezi à travers la ville, qui ont surgi après
que l’occupation du parc Gezi a été brisée par les autorités à la mi-juin.
L’argent qu’ils récoltent par le biais de ces ventes est utilisé pour réparer
les machines qui avaient été sabotées par les patrons.
Afin de rendre leur
lutte plus visible pour le public, les travailleurs organisent aussi plusieurs
réunions publiques et en septembre, ils organisent un vrai défilé de mode
auquel beaucoup de personnalités – parmi lesquelles des intellectuels, des
journalistes, des acteurs, des universitaires et des groupes de musique -
participent. Une « mode de la résistance », comme l’a appelée
l’écrivain, avocat et militant turc Metin Yegin, avant de souligner la douce
ironie qui consiste à utiliser l’un des produits caractéristiques du
capitalisme comme un acte de résistance.
"Des pulls à un prix abordable pour tous !"
Une décision
récente de justice vient de trancher : les machines dans l’usine
reviendront aux travailleurs en compensation de leurs pertes de salaire.
Aujourd’hui, les machines ayant été installées dans un nouvel emplacement, tout
est prêt pour la reprise de la production, ce qui devrait être possible endéans
les deux mois.
Le slogan
adopté par les travailleurs Kazova - « Des pulls à un prix abordable
pour tous !" - témoigne de leur conviction que cette lutte
concerne beaucoup plus que les emplois et les moyens de subsistance d’une
douzaine de personnes.
Les
travailleurs sont très conscients de la grande importance de l’endroit et du
moment où leur lutte a lieu, et du fait que son résultat provoquera, auprès de
milliers de partisans, de camarades, de collègues et d’observateurs, une vague
d’espoir ou de désespoir.
Et de même que
la lutte n’est pas socialement limitée aux travailleurs de Kazova eux-mêmes, sa
portée géographique s’étend bien au-delà des frontières de la Turquie. Les
travailleurs ont déjà tendu la main aux usines autogérées et coopératives ailleurs,
parmi lesquelles Vio-Me en Grèce et les coopératives de Mjava-scripton au Pays
Basque, dans le but d’établir des liens de solidarité, d’apprendre des
expériences des autres et peut-être à l’avenir d’échanger les produits de leur
travail.
Les travailleurs
de Kazova affirment avoir été inspirés et encouragés par la vague de
protestations de Gezi et maintenant, grâce à leur détermination à diriger leur
future usine en tant que collectif d’ouvriers autonomes, leur lutte est devenue
un symbole d’espoir pour tous ceux qui sont descendus dans les rues par
centaines de milliers pour résister aux politiques d’un gouvernement de plus en
plus autoritaire.
Les maigres droits des travailleurs en Turquie
La Turquie a
une longue tradition de répression et de restriction des droits du travail, qui
était déjà largement répandue sous ancienne dictature militaire (qui a dirigé
le pays dans les années 1980) et qui a continué sous l’actuel gouvernement du
Parti de la Justice et du Développement (AKP). Le droit de se syndiquer et de
faire grève a été fortement réduit. De plus, les droits des travailleurs sont
violés à grande échelle, les conditions de travail sont dangereuses et une
quasi-impunité est assurée aux propriétaires d’entreprises qui se remplissent
les poches pendant que les travailleurs meurent au travail.
Pour le seul
mois de janvier, 82 personnes sont mortes après avoir subi des blessures liées
au travail - dont deux étaient juste des enfants, âgés respectivement de 6 et
13 ans, qui sont morts dans les rues pendant qu’ils collectaient des ordures
pour soutenir leurs familles. Plus récemment, dans une confirmation horrible du
mauvais état des conditions de sécurité des travailleurs en Turquie, plus de
300 mineurs sont morts lorsqu’un incendie a éclaté dans une mine de charbon de
la ville de Soma. En mars, cette mine avait reçu une cote
« parfaite » d’un inspecteur de la sécurité gouvernemental,… qui se
trouvait être le beau-frère d’un dirigeant de la société, mettant en évidence
les relations étroites entre les hauts fonctionnaires gouvernementaux et les
dirigeants des milieux d’affaires.
Selon la
Constitution, les syndicats doivent représenter la majorité des employés de
l’entreprise et 3% de tous les travailleurs de ce secteur pour pouvoir
participer à des négociations collectives (ce pourcentage, qui était auparavant
de 10%, a été abaissé en 2012 mais, simultanément, le nombre de secteurs a été
réduit et leur taille augmentée, ce qui fait que le seuil de représentation à
3% pourrait se révéler dans les faits plus difficile à atteindre que les
anciens 10%).
Pour le plus
grand plaisir du gouvernement turc - comme de n’importe quel autre gouvernement
régi par des principes néolibéraux - le taux de syndicalisation a chuté à son
niveau le plus bas avec moins de 6% de la main-d’œuvre organisée dans les
syndicats. Le gouvernement a activement promu des politiques d’emploi
néolibérales qui suppriment des acquis, coupent dans les soins de santé et
maintiennent des millions de personnes en otage dans des conditions de travail
précaires et incertaines.
L’utilisation
de sous-traitants a été une des principales raisons qui ont amené les
travailleurs de Greif, une usine de fabrication de sacs de toile de jute, à
organiser une grève dans les premiers mois de 2014. Ils exigeaient la fin du
travail en sous-traitance, avec l’engagement des sous-traitants dans
l’entreprise, une augmentation de salaire au-delà du salaire minimum légal de 978 livres turques
(environ 330 EUR) et de nouveaux droits sociaux. Pendant 90 jours, les
travailleurs ont fait grève, occupant leur usine, jusqu’à ce qu’une descente de
police le 10 avril y mette fin, avec l’emprisonnement d’au moins 91 personnes
qui participaient à l’occupation et de deux journalistes qui suivaient
l’intervention de la police.
Une alternative radicalement démocratique
Au cours de la
dernière année, la vague de protestations de Gezi l’été dernier, puis le
ralentissement de l’économie turque et enfin la victoire de l’AKP aux élections
municipales de ce printemps ont radicalisé le gouvernement d’Erdogan dans sa
lutte contre les travailleurs en général, et contre les syndicats orientés à
gauche en particulier. Le gouvernement a récemment tenté de poursuivre les
dirigeants de la KESK, le syndicat du secteur public turc, sur de fausses
accusations de terrorisme. En février, 23 syndicalistes ont été libérés après
un an de prison, alors que six autres restent toujours derrière les barreaux.
Le 1er mai, le
centre d’Istanbul a été à nouveau plongé dans des nuages de gaz lacrymogènes
alors que des milliers de travailleurs, de militants de la gauche radicale et
d’autres sympathisants ont tenté de marcher sur la fameuse place Taksim, qui
était complètement bouclée pour l’occasion. Avec la célébration du premier
anniversaire des soulèvements de Gezi dans quelques jours, les rues d’Istanbul
et d’autres villes à travers la Turquie vont sans aucun doute devenir une fois
de plus le théâtre d’un affrontement violent entre les forces privées de
sécurité de l’AKP (entre autres, la police nationale) et les manifestants de
tous horizons exigeant la justice, l’égalité et la chute du gouvernement de
l’AKP.
Au milieu de
cette lutte permanente entre les travailleurs qui luttent pour leurs droits et
un gouvernement réprimant avec enthousiasme toutes les voix dissidentes, les
travailleurs de Kazova ont mis au point une alternative radicalement
démocratique - "Occuper, résister, produire !" - un cri
de guerre qu’ils ont adopté du mouvement de récupération des usines en
Argentine. Plutôt que d’exiger des réformes juridiques que le gouvernement ne
voudra probablement de toute façon pas honorer ou d’exiger une augmentation de
salaire d’un patron qui préfèrera lancer la police sur ses propres employés,
les travailleurs de Kazova ont pris les choses en mains. Ils n’ont pas exigé de
meilleurs salaires et conditions de travail, mais ils les ont pris ; ils
n’ont demandé une alternative meilleure, mais ils ont créé la leur ; ils
ne se battent pas seulement pour leur argent, mais pour le contrôle des moyens
de production.
"Le
profit n’est pas notre objectif",
explique Nihat Özbey, "mais plutôt l’échange d’idées, la création de
contacts de solidarité révolutionnaire. Si nous réussissons, ce sera l’une des
premières fois en Turquie que les travailleurs ont occupé leur usine et repris
avec succès la production sous contrôle ouvrier". Quand ils ouvriront
leur nouvelle usine, leurs anciens collègues - même ceux qui n’ont pas
participé à la résistance - seront accueillis et invités à rejoindre à nouveau
la coopérative où, selon Özbey, tous pourront profiter de l’égalité de
rémunération et de l’égalité des droits.
"Nous
n’allons pas nous focaliser sur le passé", ajoute-t-il. Et c’est exactement la puissance et
la beauté de l’exemple de Kazova. Ce petit groupe de 11 travailleurs, qui ont
été privés de leurs moyens légitimes de subsistance, à qui on a menti, qui ont
été dupés, battus, arrêtés, attaqués, maltraités et gazés, n’ont jamais regardé
en arrière mais ont préféré se concentrer sur ce qui était devant eux.
Par leur refus
d’abandonner et leur détermination à réussir, les travailleurs de Kazova sont
une inspiration pour tous. Leur éventuelle victoire pourrait bien marquer le
début d’un nouveau chapitre de la résistance en Turquie.
Joris
Leverink est un rédacteur pigiste basé à Istanbul et un des animateurs du site
« ROAR Magazine ».
Source :
http://roarmag.org/2014/05/kazova-istanbul-gezi-occupy/
Traduction française pour Avanti4.be : Jean Peltier
Traduction française pour Avanti4.be : Jean Peltier
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